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Alors qu’une nouvelle session, la douzième, de négociation sur le Traité Transatlantique de Commerce et Investissement (TTIP ou TAFTA par son nom en anglais) se profile pour fin février à Bruxelles, le mécanisme arbitral de règlement de différends investisseur-État, dit ISDS, que ce traité voudrait instituer revient sur le tapis.

Cette fois-ci, deux affaires réglées ou en voie d’être réglées par le biais de ce mécanisme ont relancé le débat public, fournissant des nouveaux arguments aussi bien aux partisans qu’aux détracteurs du TTIP.  Cecilia Malmström, membre du parti libéral suédois, est la Commissaire européenne au commerce, responsable principale de la Direction Générale au Commerce chargée de la négociation du TTIP des discussions politiques et économiques tout au long de 2016.

D’un côté, l’entreprise TransCanada a fait savoir que, en parallèle d’un procès déjà entamé devant les juridictions du Texas, elle entend poursuivre les États-Unis d’Amérique par le biais du mécanisme de règlement de différends institué par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) en raison du rejet du projet d’oléoduc dit KeyStone XL. Ces intentions ont fait sonner l’alarme à certains collectifs opposés au projet de traité transatlantique, qui y ont vu un exemple des conséquences que les États de l’Union Européenne auraient à subir s’ils se soumettaient à ce type de mécanisme permettant à des acteurs économiques privés d’attaquer les États devant de telles instances à cause de leurs politiques.

De l’autre côté, un tribunal arbitral a rejeté la plainte déposée par Phillip Morris contre l’Australie sur le fondement des mesures que celle-ci avait adoptées concernant les paquets de tabac. Les partisans du TTIP ont ainsi vues renforcées leurs convictions selon lesquelles les États ne seraient pas spécialement exposés par ce type de procédure, qui leur garantirait les moyens nécessaires pour pouvoir se défendre contre des actions injustifiées. Or, d’aucuns rappellent outre-Atlantique que, même lorsque les entreprises transnationales sont déboutées de leurs demandes, ces procédures font encourir aux États de lourdes pertes financières et ont un fort pouvoir de dissuader d’autres États de s’engager dans des politiques similaires, de crainte à être eux aussi attaqués.

Quoi qu’il en soit, il semble possible que la combinaison de l’exposition médiatique accrue de telles affaires et la volonté aussi bien de l’UE que des États-Unis de conclure le TTIP avant la fin de la présidence de Barack Obama feront des accords de libre-commerce et investissement un sujet central des discussions politiques et économiques tout au long de 2016.

Si l’énorme retentissement médiatique qu’a suscité la publication de Qui est Charlie ? n’est pas sans poser quelques questions dérangeantes, on profitera de celui-ci pour s’intéresser à un autre livre de son auteur.

Taux de suicides et d’alcoolisme, fécondité, statut social des femmes, degré pratique de la religion catholique ou encore orientations électorales, c’est un vaste échantillon de phénomènes sociaux que Hervé le Bras et Emmanuel Todd appréhendent dans les pages de L’invention de la France afin de dessiner, depuis une perspective anthropologique et notamment de celle de la diversité des systèmes familiales et de parenté, un portrait à la fois séduisant et inquiétant de la France contemporaine[1].

Séduisant parce que, pour les profanes de l’anthropologie come celui qui rédige ces lignes, l’étonnante corrélation entre des structures familiales datant de plusieurs siècles et des phénomènes actuelles, ainsi que la persistance obstinée de certaines particularités territoriales résultent forcément saisissante. Aussi parce que cette approche permet de renverser certaines idées reçues, certes non complètement dépourvues de fondement empirique ni couramment acceptées comme des vérités incontestables, mais qui font parfois, en effet, l’objet de suppositions trop faciles (c’est le cas, abordé parmi d’autres dans le livre, du lien entre présence ouvrière et vote communiste dans les régions françaises jusqu’en 1981, ou encore de l’opposition non nécessaire entre prédominance des idées de gauche et faible taux de catholiques pratiquants). Hervé Le Bras et Emmanuel Todd ont également publié ensemble Le Mystère Français, en 2013.

Mais inquiétant également car, si les conditionnements économiques et sociales consciemment assumés ou non laissent déjà une place bien étroite pour se faire des illusions à l’égard du pouvoir des individus pour contrôler la plupart des aspects de leur existence (et cela sans besoin de tomber dans des déterminismes trop faciles), l’entrée en scène de l’anthropologique semble le réduire abruptement à une peau de chagrin. Il n’en demeure pas moins qu’avoir conscience du poids de ces médiations anthropologiques dans la formation de décisions prétendument personnelles constitue peut-être, en soi, un vague soulagement.

De cette variété de phénomènes abordés que nous avons évoqué, les évolutions de la géographie politique française saillissent spécialement, si bien qu’un chapitre du livre leur est dévoué exclusivement. Comme pour les autres matières, les auteurs y exposent leurs analyses avec une croyance dure comme fer dans les vertus du prisme anthropologique (« Jamais la politique ne se contente de flotter dans l’éther rationnel des espaces économiques et techniques. Toujours les revirements idéologiques sont orientés par des mouvements incontrôlés, parce que inconscients, se produisant dans la sphère anthropologique »). Or, même si la considération de ces paramètres anthropologiques résulte bénéfique en ce qu’elle permet de s’abstraire des explications greffées sur le très court terme sur les évolutions électorales, le lecteur regrettera peut-être que, sous couvert de dédain ironique des explications économicistes (marxistes ou autres) trop mécaniques (« Marxiste ou libérale, la science sociale actuelle croit, dur comme fer, que les structures économiques déterminent tout, expliquent tout »), certains variables économiques et sociales tout à fait pertinentes soient un peu oubliées. En effet, quoique parallèlement à d’autres déterminants anthropologiques que ce livre traite si brillamment, il s’agit probablement d’éléments incontournables pour expliquer un tant soit peu pourquoi des fractions de plus en plus larges des classes populaires et moyennes, trouvant leurs vies violentées par un cadre économique et symbolique très particulier, semblent se tourner vers l’abstention continue ou vers des options politiques qui semblent aller à l’encontre de leurs intérêts matériels les plus fondamentales.

[1] L’ouvrage, bien que publié originairement en 1981, a été réédité et complété en 2012.